Le 25 août dernier, le ministre de l’intérieur allemand, Thomas de Maizière dépose un projet de loi visant à interdire l’accès aux réseaux sociaux non professionnels par les recruteurs. C’est évidemment Facebook qui est concerné – il n’est pas question pour le ministre d’interdire le sourcing sur les réseaux pro (types LinkedIn ou Viadeo) puisque les utilisateurs y sont inscrits pour justement se mettre en valeur vis-à-vis d’éventuels recruteurs.
Quelle est exactement l’ambition du ministre ? Empêcher que la sélection de candidats ne se fasse à partir de données personnelles nullement en rapport avec leurs compétences. On ne compte plus le nombre de cas avérés de candidats non retenus à cause d’éléments non professionnels ne convenant pas - du point de vue de la pure subjectivité - à des recruteurs peu vertueux, et en dehors de la loi. Rappelons encore que l’utilisation de facebook dans un process de recrutement est un boulevard pour les discriminations ! Le recruteur indélicat peut avoir accès aux données privées que sont les opinions politiques, l'appartenance syndicale, la situation de famille, l'orientation sexuelle ; s’agissant ici de quelques uns des 18 critères de discrimination tels qu’ils ont été référencés.
Quant aux conséquences sur les candidats, nous les connaissons : non accès à l’emploi mérité (par les compétences), désespérance, contentieux juridiques. Facebook n’est, de ce point de vue (j’entends ici le sourcing et la sélection) aucunement un « facilitateur d’emploi », mais un véritable obstacle au bon fonctionnement d’un recrutement équitable et les problèmes risquent de s’aggraver. Qui peut jurer que nous ne verrons pas un jour le suicide d’un candidat éconduit via Facebook ? Pour les personnes les plus solides, Facebook se révèle sans nul doute comme un atout. Mais pour les plus fragiles…
La solution serait donc très simple : les recrutements devraient se faire sur les réseaux pro et rien que les réseaux pro ! Facebook devrait être réservé aux échanges purement privés.
Simple, trop simple évidemment… Comment peut-on être certains que des recruteurs vont gentiment « s’interdire » d’aller sur le site de Mark Zuckerberg ?
Faudrait-il mettre un policier derrière chaque consultant RH pour s’assurer qu’il ne clique pas ? Fantasmagorie qui illustre bien la vacuité du projet allemand. Olivier Itéanu, avocat spécialisé en Droit des nouvelles technologies évoque à juste titre un "texte de pure façade”*.
Alors que faut-il faire…
Dans une consultation récente initiée par Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’Etat à la Prospective et à l’Economie Numérique, 74% des internautes-répondants se déclarent favorables à un droit à l’oubli numérique. Le CJD (Centre des Jeunes Dirigeants) voit quant à lui de plus en plus de membres s'interroger sur l'utilisation des réseaux sociaux. Nous en parlons sur le site de notre association A Compétence Egale.
Et justement, puisque nous parlons d’A Compétence Egale, je vous rappelle que nous avons initié la charte “Réseau sociaux, internet, vie privée et recrutement”.
Les politiques essayent aussi de légiférer. Les sénateurs Yves Détraigne et Anne-Marie Escoffier ont permis le vote d’un texte consolidant les droits de suppression des données personnelles. Le ministre Eric Besson envisage la généralisation du CV anonyme en janvier prochain.
Nous les voyons, emergent ici et là, des textes de loi, mais aussi des accords auprès de branches professionnelles – le dernier en date, toujours à l’initiative de NKM à propos de la publicité ciblée - et bien d’autres “’bonnes volonté” qui fleurissent un peu partout.
Mais ne pensez-vous pas que ces assauts de régulation apparaissent vis-à-vis des plus concernés (les candidats) au mieux, comme limités, au pire, comme parfaitement incompréhensibles ?
Je vous rappelle que nous en sommes encore à expliquer aux gens comment paramétrer correctement leur compte Facebook pour éviter qu’ils ne se mettent dans des situations difficiles vis-à-vis de leur employeur, voire de leurs proches…
La question essentielle finalement est celle-ci : est-on finalement en mesure de garantir vraiment, réellement, le respect du droit, c’est-à-dire la non discrimination à l’embauche à l’heure du web social ?
Cette position - autant dire cette éthique - est-elle accessible, mieux encore, si tant est que l’on y accède… est-elle tenable au regard de l’évolution technologique sans cesse en mouvement ?
On est en droit de douter de pouvoir un jour apporter cette garantie…
Dès lors, la posture de certains professionnels consiste à croiser les doigts ou plus exactement à s’en remettre à une sorte de providence d’un autre âge “faisant le pari” que les consultants RH sauront se montrer raisonnables, qu’ils s’interdiront de devenir “ami” avec des candidats sur Facebook (je prends cet exemple puisque le projet de loi allemand veut prononcer cette interdiction).
Fiction, toujours…
Quand bien même, la profession pourrait s’enorgueillir de recruteurs respectant scrupuleusement la loi en procédant à un recrutement sans discrimination, une fois le recrutement effectué rien ne les empêcheraient de devenir “ami” de candidat retenus… ne serait-ce que parce que nous sommes humains... trop humains (comme disait Friedrich) ! Les recruteurs ne sont pas des personnages abstraits, ils ont une vie sociale en dehors de leur travail. Ils ont leur profil Facebook !
Alors que faut-il faire… Faut-il basculer dans une raideur toute juridique ?
Puisque l’on n’a pas encore vu - semble-t-il ! - de juge d’instruction ou de juge du siège sympathiser sur Facebook avec ses prévenus ou condamnés, on peut, effectivement se dire qu’un recruteur pourrait faire de même, via une (très) sévère déontologie professionnelle !
Dès lors un professionnel RH utilisant Facebook pour recruter commettrait une faute professionnelle impliquant une suspension, et tant qu’on y est un licenciement, que dis-je, une radiation en cas de récidive !
Mais quid du simple recruteur du coin de la rue, du patron de PME qui embauche lui même ?
Chimère, billevesée, fiction là encore…
Chimère, d’autant plus que le web impose progressivement un modèle alternatif : la communauté.
Les professionnels du recrutement sont de plus en plus enclins à nourrir, entretenir une “base de données”, dite opt-in, de personnes à travers les medias sociaux. Les groupes LinkedIn, Viadeo en sont une illustration. Quant à Twitter, il permet de garder le contact avec nombre de personnes en situation de veille ou de recherche active. Ce n’est pas une communauté explicite, mais les liens, eux, sont bel et bien existants…
Aujourd’hui, quel professionnel RH serait assez fou pour ne pas exploiter des supports qu’emploient ses concurrents ? Ne pas les utiliser, c’est se condamner à l’invisibilité et à la disparition.
Ajoutons qu’il en est de même pour les candidats !
Nous en sommes donc là : un modèle juridique qui defend l’intérêt des candidats et un modèle numérique, plus ambivalent certes, mais qui les défend aussi en leur permettant de mieux faire connaître leur savoir-faire.
Parfait paradoxe dont nous ne sommes pas prêts de venir à bout !
En attendant, j’estime qu’il est de notre devoir de professionnels responsables, tant du côté de mon cabinet, que du côté de l’association “A Compétence Egale” de non seulement rester très vigilant par rapport à l’évolution du terrain (pour prendre un terme militaire), mais également de metre en place des mesures de protection pour tous les candidats (contre la discrimination au sens large) à seul fin – mais c’est déjà pas mal ! – de limiter les dégâts et de garder, un tant soit peu de contrôle sur les pratiques professionnelles.
Je n’omets pas le fait qu’une confiance raisonnable en le web social peut nous laisser espérer une part de regulation “par les usages” ; cette sorte d’intelligence collective qui permet d’améliorer les choses… Cette intelligence collective passe en outre par la pédagogie auprès des candidats, l’apprentissage des règles du web, la maîtrise de sa e-réputation. A Compétence Egale entend, là aussi, aider les candidats.
Mais plus encore…
J’en appelle à tous les professionnels RH, il est plus que temps de nous montrer innovants, entreprenants, imaginatifs !
Commençons par organiser ce que l’on pourrait appeler les “Etats généraux du recrutement” à l’heure du web social. Réfléchissons sans tabous sur la façon dont nous pourrions - dont nous devons ! - pratiquer le recrutement dans le respect des candidates et des candidats.
Avec une question liminaire : “Faut-il créer un ordre professionnel ayant pour rôle de réguler les pratiques déontologiques des recruteurs en cabinet et en entreprise ?”
Notre profession se trouve face à un cap. A nous d’être innovants pour assumer dignement notre responsabilité sociale.
Photo : NKM - Fefferberg-AFP
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