Dernière édition 14 décembre 2015
Cette newsletter, que j’avais rédigée pour une diffusion le 16 novembre 2015, soit trois jours après les attentats à Paris, a été reportée, car nous étions tous choqués par le drame qui a frappé à Paris et à St Denis. Le thème, la religion en entreprise, auquel était consacré ce numéro, me paraissait trop sensible. Pourtant, si les attaques étaient revendiquées au nom d’une religion, elles étaient le fait d’auteurs radicalisés qu’on ne pourrait amalgamer à la religion, en l’occurrence celle de l’Islam.
Il est indéniable qu’à l’extérieur de l’entreprise, nous avons assisté, après les attentats, à des agressions de musulmans partout en France. L’Observatoire national contre l’islamophobie du Conseil français du culte musulman a condamné les nombreux actes islamophobes, après le 13 novembre et la presse a recensé des propos islamophobes rapportés ou lus sur les réseaux sociaux, des menaces, des lettres haineuses, des dénonciations calomnieuses à la police, des insultes et des passages à l’acte visant aussi bien des musulmans que des lieux de culte. (1)
Un mois après les attentats, qu’en est-il dans l’entreprise ? Les médias ont alerté sur le risque que représentait la présence d’islamistes fichés S au sein d’entreprises telles que la RATP, la SNCF ou Aéroports de Paris. Chez EDF, déjà depuis les attentats de Paris de janvier 2015, le groupe est « en alerte maximale » au sujet de ses centrales nucléaires, refusant l’accès à toute personne suspecte, après enquête des services compétents (police, gendarmerie, DGSI). (2)
Il ne s’agit pourtant pas de réduire la question du fait religieux en entreprise aux actes d’une minorité de personnes radicalisées, qu’il importe de bien dissocier. Rappelons que si les manifestations de faits religieux sont en progression, que ce soit en ce qui concerne le port du voile, les régimes alimentaires, ou les jours fériés, elles demeurent assez peu fréquentes. Néanmoins, en France, les managers et les équipes RH sont probablement moins à l’aise pour traiter ces questions, car notre contexte est marqué par la dominance du modèle spécifique de laïcité ; ce qui peut accentuer le caractère conflictuel de l’approche des questions religieuses et la réticence à l’expression publique des appartenances religieuses.
Dans ce contexte sensible, les directions d’entreprises doivent veiller à entretenir un climat apaisé, contribuer au bien-vivre ensemble de tous, lutter contre des amalgames entre des islamistes et une partie de leurs salariés musulmans, ainsi que garantir le principe légal de non-discrimination à raison de sa religion. Pour cela, elles doivent connaître le cadre légal et former leurs équipes managériales et RH, afin de les aider à traiter sur le terrain les problématiques éventuelles. Plusieurs entreprises ont diffusé des guides pratiques et donné des directives à leur encadrement. La CFDT vient de publier récemment un guide sur ce thème. (3) Le ministère chargé du travail a également récemment engagé avec les partenaires sociaux l’élaboration d’un guide pratique sur la gestion du fait religieux en entreprise, qui doit permettre d’outiller opérationnellement l’ensemble des acteurs de l’entreprise sur les questions qu’ils peuvent se poser et préciser « les conditions dans lesquelles le principe de laïcité trouve à s’y appliquer ».
Cette newsletter, par le rappel du cadre légal, la synthèse du fait religieux en France, l’examen de solutions, l’éclairage d’un des spécialistes du sujet, Patrick Banon dans mon interview vidéo, a pour objectif de donner des repères aux directions d’entreprises et aux managers, mais aussi aux salariés.
Accéder à mon interview de Patrick Banon :
(1) Voir la synthèse dans les médias dans Slate.fr, Après les attentats, des musulmans agressés partout en France, Mélissa Bounoua, 20.11.2015 clic
(2) Les Echos, les entreprises face au risque de radicalisation islamiste clic
(3) CDFT, Le Fait religieux en entreprise, la collection « vivre ensemble, travailler ensemble », N°2 clic
Le fait religieux fait partie de notre environnement
Dans le monde, 8 personnes sur 10 se déclarent membres de l'une des 5 grandes religions
Selon l’étude démographique du Pew Forum on religion & public life de 2010 84 % d’une population mondiale estimée se déclarent membres de l’une des cinq grandes religions : bouddhisme, christianisme, hindouisme, islam, judaïsme. 16 % ne se reconnaissent dans aucune, une partie restant cependant attachée à des principes spirituels.
Une autre étude réalisée par l'association de sondages WIN/Gallup International, auprès de 50 000 personnes dans 57 pays nuance ces données : dans le monde, 59 % de la population mondiale se sent toujours « religieuse » et 13 % seulement se déclarent athées.
En France, plus de 6 Français sur 10 ne s’identifient à aucune religion
En France, notre contexte est marqué par la dominance de son modèle spécifique de laïcité ; ce qui peut accentuer le caractère conflictuel de l’approche des questions religieuses et la réticence à l’expression publique des appartenances religieuses.
En 2012, dans le même sondage Win/Gallup, environ un tiers des Français répond être « non religieux » et presque un autre tiers « athée » ; 63 % de Français ne s'identifient à aucune religion, contre seulement 37 % de Français religieux.
La religion principale est la religion catholique (48%), la deuxième est la religion musulmane (6%), la troisième, la religion protestante et la quatrième, la religion juive (1%), selon l’étude Sociovision 2014-2015.
Les moins de 30 ans sont davantage représentés parmi les musulmans (41%) contre 19% pour les catholiques.
L’enquête « trajectoire et origines », réalisée par l’Insee et l’INED estimait les fidèles musulmans à 2,1 millions en 2008, contre 11,5 millions de catholiques, parmi la population 18 à 50 ans (sans compter les seniors et les mineurs) ; ce qui, selon le chercheur Patrick Simon, de l'INED, permettrait d’extrapoler un chiffre entre 3,9 et 4,1 millions de personnes en France qui seraient « musulmanes ».
Par ailleurs, les Français surévaluent fortement le nombre de personnes de confession musulmane en France. Interrogés sur une estimation de musulmans, ils répondaient qu’en moyenne, ils représentaient 23 % de la population française, alors que la bonne réponse était 8 % (sondage de l'institut Ipsos-Mori, 2014).
Des pratiquants plus nombreux dans la religion musulmane
Les musulmans sont davantage pratiquants (48%), par rapport aux catholiques (12%).Concernant l’islam, la pratique religieuse est plus régulière. Selon une enquête IFOP pour La Croix, 41 % des personnes « d'origine musulmane » se disaient « croyantes et pratiquantes » (contre 16 % chez les catholiques).
Source : Le Monde.fr clic
Le fait religieux : un sujet…ou pas, pour l’entreprise ?
Selon une enquête réalisée, auprès de plus de 300 entreprises en 2013, par IMS et le secrétariat de la Charte de la diversité en entreprise, la Diversité religieuse ne serait pas un sujet prioritaire pour les entreprises. Elle est au 5ème rang (sur 6) de leurs préoccupations sur la Diversité, juste avant les questions d’orientation sexuelle. Les sujets auxquels les entreprises accordent le plus d’importance sont ceux sur lesquels pèsent des obligations juridiques.
Selon cette même étude, en 2013, 67% des entreprises ne sont jamais ou rarement confrontées à des demandes liées aux convictions religieuses sur le lieu de travail. Seules 3% d’entre elles sont régulièrement saisies sur ces questions.
Les demandes des salariés que les entreprises ont eu parfois ou souvent à traiter sont majoritairement en lien avec la prise de jours de congés pour fête religieuse (40% des demandes) et avec l’alimentation (35%).
Dans 85% des cas, les demandes liées aux convictions religieuses se gèrent facilement ou très facilement.
Plus qu’un nouveau cadre juridique, les entreprises souhaiteraient une clarification et une meilleure information sur les droits et les devoirs de l’entreprise et du salarié en matière de gestion des pratiques religieuses.
Néanmoins, le contexte politique à la fois national et international risque d’accentuer les interrogations dans notre pays et par conséquent dans le monde de l’entreprise. Et ce, d’autant plus que la diversité religieuse s’accentue sur notre territoire, avec le développement de l’islam.
Selon Patrick Banon (voir mon interview du 15 octobre 2015 sur Nouvelle Donne RH), l'entreprise ne peut éluder le fait religieux, « parce qu'il s'agit d'un phénomène global qui se traduit, notamment en France et en Europe, par la cohabitation inédite d'une diversité culturelle et religieuse sur un territoire désacralisé et désormais partagé. »
De surcroît, les résultats de l’Eurobarometre 2015 révèlent que 50% des européens pensent que la discrimination basée sur la religion est répandue (plus 11 points par rapport à la même étude en 2012). Une étude de Marie-Anne Valfort, réalisée en collaboration avec l’Institut Montaigne, révélait une forte discrimination à raison de la religion. Ce testing sur plus de 6 000 CV comparait les taux de convocations à un entretien d’embauche de candidates et candidats fictifs, dont les candidatures étaient identiques en tout point à l’exception de leur religion. La probabilité des catholiques pratiquants d’être contactés par le recruteur pour un entretien d’embauche était supérieure de 0 % à celle de leurs homologues juifs et deux fois plus forte que celle des musulmans pratiquants. Le taux de réponses des hommes catholiques est près de quatre fois supérieur à celui des hommes musulmans. Source : http://www.institutmontaigne.org/res/files/publications/20150824_Etude%20discrimination.pdf
Ceci constitue donc un point de vigilance de la part des directions d’entreprises et des DRH.
Source : « Pratiques religieuses en entreprise : Quelle réalité ? Quelles remontées du terrain ? », IMS, Charte de la diversité en entreprise, septembre 2013.clic
La solitude des managers
Comme le souligne, Armelle Carminati, présidente du comité « diversité » du Medef, on observe une « véritable solitude des managers, qui pour la plupart ignorent tout des sujets religieux et réagissent en toute subjectivité, parfois différemment d’un étage de la même entreprise à l’autre. » Les managers, sur le terrain, ont donc besoin de connaître les outils dont ils disposent, que ce soit le cadre législatif et la jurisprudence accumulée, les règles de l’entreprise en matière de gestion des diversités.
Source : Etat des lieux concernant la laïcité dans l’entreprise privée, par Armelle Carminati, Point d’étape sur les travaux de l’observatoire de la laïcité, juin 2013
Les requêtes susceptibles d’être présentées dans le cadre professionnel concernent essentiellement les vêtements, les objets portés, l’alimentation, l’organisation du temps de travail pour l’expression de la foi, et les fêtes religieuses. Philippe Humeau, dans l’ouvrage de l’AFMD, consacré à la diversité religieuse, souligne que c’est la posture de dialogue qui doit être privilégiée.
Source : Entreprise et diversité religieuse, sous la direction de Thierry-Marie Courau, AFMD, 2013 clic
Quel est le cadre juridique?
Le principe : le droit de manifester sa religion est une liberté fondamentale
Il faut rappeler que le droit de manifester sa religion est une liberté fondamentale qui fait partie des droits du salarié. Ces droits sont garantis :
- par l’Art 19 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme,
- la convention 111 de l’OIT,
- la Charte sociale européenne
- la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen,
- le Préambule de la constitution de 1946 et de 1956
- l’art L122-35 du Code du travail (depuis seulement 1982) qui affirme pour la première fois le principe des libertés individuelles et collectives dans l’entreprise par rapport au règlement intérieur. Ce principe est étendu 10 ans plus tard à l’ensemble de la relation contractuelle de travail : « Nul ne peut apporter aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnées au but recherché »
- Enfin la loi du 16 novembre 2001 intègre la religion comme motif de discrimination, ce qui consacre le principe de liberté religieuse.
Le principe juridique est qu’aucune personne ne peut être discriminée sur la base de ses convictions religieuses dans le monde du travail (Article L1132-1, Modifié par loi n°2014-173 du 21 février 2014 - art. 15)
« Aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l'article L. 3221-3, de mesures d'intéressement ou de distribution d'actions, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de (…), de ses convictions religieuses (…). »
A titre d’exemple, une entreprise ne peut pas traiter de façon plus défavorable un salarié, en raison de ses convictions religieuses, en l’écartant d’une procédure de recrutement ou de promotion. De même, elle ne peut lui interdire le port de signes religieux, sans raison légitime.
Une obligation de neutralité qui incombe aux agents publics et non aux salariés de droit privé
Des confusions sont fréquentes en ce qui concerne l’application du principe de laïcité dans les entreprises de droit privé. Rappelons que l’obligation de neutralité ne s’impose qu’aux agents publics et dans l’exercice de missions de service public. Elle ne s’applique pas aux agents contractuels, de droit privé, travaillant au sein de structures de droit privé, même s’ils exercent une mission d’intérêt général, à moins que l’entité ait conclu un contrat de délégation de service public.
Des situations bien identifiées de restriction des pratiques religieuses
La jurisprudence rappelle plus précisément les quatre critères permettant de restreindre les pratiques religieuses dans les entreprises :
- Le bon accomplissement des missions pour lesquelles le salarié a été embauché,
- Les règles de sécurité, de sûreté ou d’hygiène (par exemple le port d’un voile dans le secteur agroalimentaire ou dans l’industrie, le port d’un voile qui représenterait un danger au commande d’une machine, ou encore le non-respect des règles d’hygiène et de sécurité dans un hôpital privé, du fait du port d’une croix sous forme de bijou portée autour du cou et dépassant d’une blouse médicale).
- Le prosélytisme
- Les intérêts économiques majeurs de l’entreprise (par exemple l’entrave aux intérêts commerciaux de l’entreprise du fait d’un port d’un foulard dissimulant une partie du visage dans un magasin de fruits et légumes, ou encore l’entrave aux intérêts commerciaux de l’entreprise du fait d’un port d’un foulard dans un magasin de vêtements de mode)
Par conséquent, un salarié ne peut, au motif de ses convictions religieuses, se soustraire aux règles d’hygiène et de sécurité, refuser de travailler ou d’être encadré par une personne se sexe opposé, ou encore faire acte de prosélytisme.
Par ailleurs, l’entreprise n’a pas l’obligation de prendre en compte les fêtes religieuses lors des demandes de congés de la part du salarié qui, par ailleurs, n’a pas d’obligation d’en donner le motif. La direction peut ne pas y accéder en raison de l’organisation de travail de l’entreprise. L’entreprise n’a pas non plus l’obligation de mettre en place un lieu de culte ou d’espace de prière. De même, la prise en compte des préférences alimentaires n’est pas obligatoire pour une entreprise.
Quelles sont les solutions ?
Pour Patrick Banon, il importe de « former à la compréhension des systèmes de pensées religieuses et de sensibiliser à l’identification des conduites religieuses compatibles ou non avec le monde de l’entreprise ». Beaucoup de situations relèvent d’un « management éclairé », qui nécessite un accompagnement du manager, notamment de proximité, mais également une information aux salariés, afin qu’ils connaissent et comprennent leurs droits et devoirs, compatibles au bien-vivre ensemble.
Dans cet esprit, des entreprises comme Casino ou GDF suez ont élaboré des guides, afin de donner des repères à tous les acteurs. Néanmoins, ces guides ne prennent leur sens qu’à condition qu’une communication s’organise autour de ceux-ci et qu’ils ne constituent pas des cadres rigides, qui restreindraient les décisions au cas par cas et le pragmatisme. Comme le souligne Philippe Humeau, le dialogue avec le collaborateur pour trouver des solutions est essentiel.
En abordant la question du fait religieux, il faut également être vigilent à ne pas activer les stéréotypes et les fantasmes sur les religions.
Pour aller plus loin :
Enquête Entreprises & Religions – 2013, septembre 2013, IMS-Entreprendre pour la Cité, en lien avec le Secrétariat général de la Charte de la diversité : clic
Entreprise et diversité religieuse, un management par le dialogue, AFMD :clic
La gestion du fait religieux dans l’entreprise privée, Observatoire de la laïcité, 2015 :clic
Observatoire de la laïcité :clic
Patrick Banon, Réinventons les Diversités, Pour un management éthique des différences, First éditions, 2013
CDFT, Le Fait religieux en entreprise, la collection « vivre ensemble, travailler ensemble », N°2 clic
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